Être indépendant, ça signifie n’avoir besoin de rien d’autre que soi-même pour exister. Un être vraiment, totalement indépendant, n’aurait besoin d’aucun lien, aucun rapport avec le monde hors de lui pour exister. Ceci est la définition philosophique de… Dieu. Épicure disait que les seuls êtres vraiment indépendants sont les Dieux, si parfaits qu’ils tournent sur eux-mêmes, sans beaucoup s’intéresser à nous.
Donc on a un premier problème : le plus haut degré de la liberté est théoriquement l’indépendance (théoriquement, car « Dieu » n’est pas un concept réel, mais problématique. On ne sait pas s’il existe ou pas), mais ça ne concerne pas l’humain. Il semblerait que ce soit un concept inatteignable pour l’humain.
Alors il nous faut mener une enquête sur le rapport des humains à la liberté pour savoir jusqu’où peut aller leur rapport à la liberté.
1) un être humain c’est un être qui n’est plus dépendant de sa nature
(ici il faut relire tout ce que nous avons vu en cours, notamment avec Kant et Rousseau, sur la différence entre l’animal qui dépend entièrement de son instinct, et l’être humain, ouvert à la conscience réfléchie symbolique, et donc qui fonctionne « indépendamment de l’instinct ».)
2) Mais il reste une dépendance : nous avons toujours un corps, et ce corps fait naître en nous à la fois des besoins et des désirs. Or ici il y a un rapport problématique à la liberté.
Il semblerait que le plus haut degré de liberté ce soit « vivre selon mon bon plaisir », c’est-à-dire satisfaire mes passions. Or bien des exemples montrent que cela me conduise en fait non pas à la liberté, mais à la dépendance, une sorte « d’esclavage », mais intérieur puisque je deviens gouverné par la nécessité de satisfaire la passion à laquelle je suis devenu « accro ». Cet adjectif, « accro », renvoie à la situation décrite par W Burroughs, qui comparait l’héroïne (il était héroïnomane) à un singe accroché sur son épaule, et qui gouvernait son comportement.
3) donc oui, pour vivre livre, il faut sortir de la dépendance. Les humains sont sorti de la dépendance vis à vis de la nature (de l’hérédité) en devenant des êtres réfléchis, responsables de leur propre destin, mais ils peuvent retomber dans la dépendance intérieure dont nous venons de parler.
C’est pourquoi Spinoza nous invite à sortir de toute dépendance en devenant maîtres de nous -mêmes par l’usage de la raison. Tu ne te laisses plus faire par la passion du moment, tu brises ce lien de dépendance en organisant ta vie en fonction de ce qu’il appelle « l’utilité ». Tu te demandes non pas « qu’est-ce qui me ferait plaisir là maintenant », mais « qu’est-ce qui me satisfera à long terme ? ».
4) Or en réfléchissant pour répondre à cette question tu vas te rendre compte que… l’indépendance ce n’est pas pour toi le degré le plus haut de la liberté. En effet, les humains sont des êtres sociaux, pour s’épanouir ils aiment vivre avec les autres, et ce pour plusieurs raisons :
– d’abord on aime nos semblables (amour, amitié)
– et ensuite on a besoin de leur concours pour vivre notre propre vie (on a besoin de se nourrir, se soigner, se déplacer, se protéger, mais on ne peut pas faire ça seul, en toute indépendance).
Donc en faisant comme Spinoza nous recommande de faire, soit en réfléchissant à la meilleur manière de vivre notre vie, on découvre qu’on n’est PAS FAITS pour l’indépendance (contrairement à Dieu). Donc le plus haut degré de notre liberté est ailleurs !
5) Il y a donc une mauvaise dépendance et une bonne dépendance. Une dépendance qui nous rend moins libre, nous asservit, et une dépendance qui nous rend plus libre, nous épanouit ! La dépendance qui nous asservit, on l’a étudiée.
Quelle est alors la dépendance qui nous épanouit ? Là encore Spinoza nous renseigne : il est sain que j’ai besoin de toi et que tu aies besoin de moi. Il est sain qu’on dépende les uns des autres, mais sans envahir la liberté des autres. La dépendance mutuelle, oui. La soumission, non.
C’est pour cela que nous avons besoin de l’État, mais pas de n’importe quelle forme de l’État. Nous avons besoin de l’État Républicain. L’État est une structure de domination qui, lorsqu’il est républicain, est au service de la vie sociale. L’État domine le peuple en imposant des lois et en faisant respecter la loi. Dans ce cadre, nous pouvons développer un réseau harmonieux de dépendance mutuelle qui profite à tous. Chacun développe une spécialité dont les autres dépendent
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le médecin soigne des patients qui dépendent de lui pour leur santé,
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le boulanger nourrit des clients qui dépendent de lui pour leur alimentation,
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le prof enseigne à des élèves qui dépendent de lui pour leur formation,
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le policier surveille des automobilistes qui dépendent de lui pour leur sécurité,
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le chef d’État gouverne des citoyens qui dépendent de lui pour organiser l’ordre social
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etc.
Donc le plus haut degré de la liberté, ça ne peut pas être l’indépendance, mais l’organisation saine de notre dépendance sociale mutuelle.
Or cette organisation saine elle ne descendra pas du Ciel sur nous. Il faut qu’on l’organise par nous même. Cela s’appelle l’autonomie. Et on revient au début de notre propos. Nous ne sommes plus dépendants de la nature pour conduire notre vie. Nous devons la conduire par nous-mêmes, nous régler nous-mêmes, et c’est cela qu’on appelle l’autonomie. Et ce serait donc l’autonomie, et pas l’indépendance, qui serait le degré le plus haut de la liberté humaine.
Là vous pourriez cependant remarquer que ce n’est pas vous qui vous organisez vous mêmes, que les lois, vous les recevez d’un gouvernement sur lequel vous n’avez aucun pouvoir et qui vous impose sa volonté. Si c’est le cas, alors oui, vous n’êtes pas du tout en liberté, parce que vous vivez en dictature. Effectivement, dans ce cas là, la dépendance que vous avez vis à vis de votre gouvernement est devenue totalement malsaine.
Mais moi je ne vis pas dans le même pays que vous alors ! Car moi, dans mon pays, je participe au gouvernement de façon multiple (je m’informe, je vote, je m’associe, je pétitionne, je manifeste, je fais la grève). Et ce type de régime, dans lequel les individus ne sont pas seulement des sujets, mais aussi des citoyens actifs et participant à l’équilibre du gouvernement, s’appelle une République. (vous pourriez me répondre que ce que je dis est discutable, et on pourra rediscuter de la question de savoir si notre pays est si républicain que cela).
Ainsi, le degré le plus haut de la liberté humaine, comme le disait Spinoza, c’est la vie dans les Républiques.
MAIS Ce n’est pas la seule réponse possible. Un certain nombre de religions, dont le Bouddhisme, pensent que l’être humain peut aller au-delà de l’autonomie, et que le sommet de la liberté humaine, c’est d’égaler Dieu, d’atteindre la parfaite et totale indépendance. C’est même le nom de leur religion. La religion du Bouddhisme croit à l’existence des « Bouddhas », c’est-à-dire d’êtres parfaitement éveillé, qui n’ont plus besoin de rien d’autre qu’eux-mêmes, puisqu’ils ont éteint en eux tout désir, et se contentent d’être. Cela est bien reflété par l’image du moine bouddhiste plongé dans sa pratique : un homme ou une femme assis, les mains posées sur les genoux, ou réunies dans son giron, les yeux fermés, plongé dans une méditation qui n’attend rien du monde, des autres, ni même du corps.