Il arrive fréquemment, lorsque j’aborde avec mes élèves le concept de « laïcité » en classe, que certains élèves réagissent en mettant en avant le caractère selon eux discriminant, et donc inacceptable, de l’interdiction du voile à l’école.
C’est un moment essentiel de l’année de philosophie, car il permet à mes élèves de mieux comprendre ce qu’est un État Républicain, et pourquoi il est amené à promulguer des interdits qui peuvent heurter la sensibilité de tel ou tel groupe social.
Alors entrons dans le vif du sujet : pour commencer, il est important de préciser que l’État Français n’a jamais prononcé d’interdiction visant telle ou telle religion, ce qui serait effectivement discriminatoire. La loi du 15 janvier 2004 dit expressément ceci : « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève. » Aucun signe religieux particulier n’est visé par la loi. La loi dit simplement que à l’intérieur de l’école, les élèves ne doivent pas montrer, par des signes ou des tenues, qu’ils appartiennent à telle ou telle religion.
Mais, pourrait-on dire, les jeunes filles musulmanes sont particulièrement impactées par cette loi. En effet, le chrétien peut ranger sa croix sous sa chemise sans qu’elle perde sa valeur religieuse, mais le voile, lui, cache une chevelure que beaucoup de musulmanes ne veulent pas exposer au public parce que selon elles le prophète de l’Islam a, au nom de Dieu, expressément déclaré que la femme devait dissimuler « ses charmes ».
Dans le Coran, ce que signifient les mots désignant ce qui doit être recouvert est susceptible d’un grand nombre d’interprétations possible. Et effectivement, les sourates qui contiennent ces commandements donnent lieu, dans le monde islamique, à de multiples interprétations : faut-il simplement être pudique ? Faut-il précisément couvrir tout le corps, à l’exception du visage et des mains ? Faut-il couvrir tout le corps à l’exception des yeux ? Faut-il couvrir tout le corps, sans aucune exception ? La variété des réponses musulmanes à cette question est un premier point sur lequel il faut réfléchir.
D’autant que le corps de la femme n’est pas seul en jeu. Son esprit aussi. Dans certaines formes de l’Islam, non seulement le corps de la femme doit être tout à fait recouvert, mais l’esprit de la femme doit être éloigné de l’école. Ces formes de l’Islam soient extrêmes, certes. Mais nous partirons d’elles pour en venir aux pratiques plus modérée, car ce parcours nous permettra de mieux de comprendre ce qu’est une République.
Partons donc de la situation la plus extrême : une République doit-elle autoriser des parents à imposer à leur petite fille le port de la Burqa au nom de leur croyance religieuse, et doit-elle accepter que les petits garçons de cette famille iront à l’école, alors que les petites filles resteront à la maison ? La réponse est ici simplement et clairement non !
En effet, le mot « res publica », « chose publique » signifie que la loi républicaine est la loi de tous. Elle s’applique à tous et en vue de permettre l’épanouissement de chacun. Donc pour qu’un État soit républicain, il doit garantir à tous les êtres humains une stricte égalité de droit. Aucun père, aucune mère de famille, dans la république, n’a le droit d’interdire à ses enfants l’accès à l’instruction publique, et donc de freiner le développement de son esprit.
D’accord, mais pourquoi la petite fille ne pourrait-elle pas aller à l’école de la République en portant la Burqa ? La République ne doit pas seulement garantir à toutes et à tous l’accès à l’instruction, elle doit garantir à toutes et à tous l’accès à l’espace et à la vie publique. Or le fait que le visage soit recouvert retranche la personne qui le porte de l’espace public. Sourit-elle, est-elle triste, veut-elle communiquer, préfère-t-elle qu’on la laisse tranquille… Comment le savoir, si la petite fille est invisible ? Notre visage n’est pas une partie de notre corps comme les autres. Elle est notre interface sociale la plus essentielle. Ce n’est d’ailleurs pas la philosophie qui le dit, mais la science, la neurologie. Lorsque notre cerveau est confronté à un visage, il entre dans un état de stimulation sans commune mesure avec la situation où il est confronté à une porte, une pomme, un animal ou… un bout de tissu. Retrancher le visage d’une personne de l’espace public, c’est retrancher cette personne de l’espace public. Et un État Républicain doit évidemment, au nom de la protection de l’enfant, empêcher que son visage soit ainsi invisibilisé car dans le cas contraire on nuira au développement des interactions sociales les plus élémentaires essentielles à la bonne intégration de l’individu dans le groupe.
D’accord, cela explique qu’un État Républicain interdise à l’école le port de la Burqa, le port du Niqab. Mais comment justifier l’interdiction du « Hijab », ce voile qui couvre la chevelure, mais montre bel et bien ce visage si essentiel, et donc ne retranche pas les filles musulmanes de l’espace public ! Ce voile n’est-il pas la simple expression de leur liberté de croire, de leur liberté de faire de leur corps ce qu’elles souhaitent en faire ? Ce voile empiète-t-il de quelque façon que ce soit sur la liberté des autres écoliers ? N’existe-t-il pas d’autres pays clairement républicains (comme le Royaume Uni, ou l’Italie, comme un certain nombre de régions en Allemagne) qui autorisent le port du voile à l’école ?
Pour commencer, constatons qu’aucun de ces États n’autorise que les enfants viennent à l’école en ayant le visage recouvert, oblitéré de l’espace public. Décidément, faire porter une Burqa ou un Niqab à un enfant, quelque soit son sexe, constitue un véritable problème.
Mais pour ce qui est du Hijab, oui, il est tout à fait rationnel de questionner la loi de 2004 en se demandant si cette interdiction de tout signe « ostensible », c’est-à-dire clairement visible, est républicaine. Pour que la République Française puisse défendre ce choix si particulier (puisque dans de nombreuses autres Républiques il n’a pas été fait), elle doit donc pouvoir donner une justification précise de ce choix.
C’est ce qu’à fait Patrick Weil, un des membres de la commission Stasi qui est à l’origine de la loi de 2004. La raison pour laquelle la République Française a interdit que l’appartenance religieuse des élèves soit visible est la suivante : « ce qu’on voyait est qu’à l’époque, alors que le voile était autorisé dans les écoles, il y avait des groupes de garçons qui allaient voir des filles qu’ils identifiaient comme musulmanes en leur disant ‘regarde, ta sœur le porte, elle a fait le choix de le porter, et ça veut donc dire que toi tu as fait le choix de ne pas le porter. si tu ne le portes pas c’est que tu es une mauvaise musulmane, que tu es une pute, on va s’occuper de toi.’ Mais cette pression est interdite par la loi. Alors est-ce qu’on va envoyer des garçons de 14 ans au tribunal ? Mais non ! Donc on a préféré proposer l’interdiction (sous la forme d’une interdiction générale des signes religieux ostensibles) pour que les pressions ne puissent plus se manifester. La loi de 2004 est une loi anti-pression. »
Reprenons ce que nous dit Patrick Weil : dans les collègues et lycées de France, lorsqu’une jeune fille est identifiée comme « musulmane » par certains de ses camarades musulmans, et qu’elle ne porte pas le voile, il arrive que ces camarades exercent sur elle un harcèlement. C’est pour éviter ce genre de pressions que la République Française a choisi cette solution. C’est donc au nom de la liberté que cette loi a été promulguée.
La solution est-elle parfaite ? Non, même dans une république, la loi est rarement parfaite, c’est pour cela qu’on dit que la loi « tranche ». Dans le cas qui nous occupe, cette loi qui protège les jeunes filles d’une pression religieuse extérieure crée aussi une véritable gène pour les jeunes filles authentiquement croyantes qui sont attachée sincèrement à leur hijab. Il ne faut pas le nier. Mais elle le fait au nom de la lutte contre un fléau bien plus terrible : le harcèlement et l’ostracisation. De deux maux, la République a eu l’intelligence de choisir le moindre. Et elle l’a fait de façon proportionnée, car la République Française n’interdit pas les écoles confessionnelles privées, et elle n’interdit pas que, dans ces écoles, les jeunes filles portent le Hijab, pourvu que ces écoles n’imposent pas ce signe religieux aux jeunes filles qu’elles accueillent.
Résumons : un État Républicain est un État dont le premier fondement est le respect de chacun. Les lois qu’il promulgue doivent viser au bien public. Il est donc le garant de la liberté de chacun, à condition que cette liberté n’envahisse pas celle des autres. Et ce n’est qu’au nom de cette condition qu’il limite, par la loi, la liberté.
Ainsi la République Française, au nom du respect de l’enfant, interdit que l’appartenance religieuse de l’enfant puisse constituer un obstacle à son parcours scolaire et à son intégration sociale. Notre République autorise les parents à transmettre leur religion à l’enfant. La République Française autorise même les parents à baptiser ou circoncire l’enfant sans qu’il puisse ou non y consentir, à l’obliger à aller au catéchisme ou à la medersa, à la messe, à la synagogue, ou à la mosquée. (entre parenthèse, en laissant ainsi aux parents un tel pouvoir sur leurs enfants, la République va loin, très loin, dans la liberté qu’elle leur accorde.) Mais elle impose qu’à l’intérieur de l’école, cette appartenance ne se manifeste pas.
Qu’y-a-t-il, en définitive, de scandaleux ?
Encore une fois, ce dispositif n’est pas parfait, parce que les situations qu’il encadre sont d’une grande diversité et d’une grande complexité. Mais si, à ce moment de notre réflexion commune, cette version de la République vous semble toujours scandaleuse, je vous invite à faire un petit voyage. Un voyage qui vous aidera à mieux utiliser l’adjectif « scandaleux » :
Partons pour l’Iran, dont l’État se proclame « République ». Voici ce qu’a déclaré en mars 2023 Gholamhossein Mohseni Ejei, le chef du système judiciaire de la « République » Islamique d’Iran : toute femme qui ne portera pas son voile dans l’espace public sera punie. Il ne fait d’ailleurs là que rappeler une obligation imposée par la loi aux femmes de ce pays depuis 40 ans.
La question est simple : comment une telle loi peut-elle être républicaine ? Où est le droit à la liberté de croire ou de ne pas croire ? Où est, donc, le droit à la liberté la plus fondamentale de l’être humain, la liberté de penser ? Car nous ne parlons pas d’un acte qui pourrait porter préjudice à une autre personne. Nous parlons d’un vêtement qu’une femme place ou pas sur sa chevelure. Comment un État qui se dit Républicain peut-il ainsi violer aussi outrageusement la liberté humaine dans ce qu’elle a de plus essentiel ?
Gholamhossein Mohseni Ejei répond à cette question: il est possible d’imposer le voile aux femmes au nom des “valeurs de la République Islamique d’Iran”. Mais alors, à chacun sa valeur. Si la seule justification rationnelle de la loi, c’est l’invocation de Ma valeur, tout est possible. Et les écolières iranienne qui font un doigt d’honneur au Guide Suprème disent en substance: tes valeurs ne sont pas les notres. Invoquer “les valeurs” pour justifier les lois, c’est le début de la guerre civile.
Une République, si elle veut respecter les droits fondamentaux de ses membres, doit en fait s’interdire d’en appeler aux “valeurs” pour justifier ses lois, car la République ne doit pas se fonder sur des “valeurs”, mais sur des “principes”.
En conclusion,
1) Il est bon de s’interroger sur notre propre État, et de mettre en question sa législation. Il est bon de le sommer de rendre compte rationnellement des choix qu’il fait, de le sommer de justifier chacune des limitations qu’il nous impose, en lui demandant de rendre raison des PRINCIPES sur lesquels il se fonde.
2) Il est aussi bon de s’ouvrir au monde pour prendre la mesure de ce qu’est manifestement la tyrannie. Bien des États, comme l’Iran actuel, se drapent du nom de « République », comme d’un voile qui dissimule, mais bien mal, la réalité de leur tyrannie, en faisant passer leurs “valeurs” pour des “principes”. Ça, c’est scandaleux.
Cet article trainant en longueur, je vous invite, si cette distinction entre “principe” et “valeur” vous semble devoir être éclaircie, à lire l’article suivant.