Le temps est ce dans quoi nous sommes tous plongés. Voilà donc une notion bien difficile, sans doute la plus abstraite de tout le programme de philosophie, car le temps ne se laisse jamais saisir. Toutes les choses sont dans le temps, mais le temps, lui, n’est aucune chose. Dira-t-on qu’on peut en mesurer le passage ? Mais les mouvements de l’aiguille sur la montre n’ont de sens que parce que dans mon esprit ils forment une continuité, alors qu’en réalité, au moment où l’aiguille indique une position, la position précédente n’existe déjà plus, et si elle se conserve, c’est seulement dans notre souvenir.
Une autre manière de prendre conscience de l’insaisissabilité du temps, c’est de se rendre compte que le passé n’est plus, le futur n’est pas encore. Dira-t-on que ce qui existe, c’est le moment présent, et que c’est dans le présent que la nature du temps se manifeste ? Mais un moment, c’est toujours fait d’un peu de souvenir (passé) et d’un peu d’anticipation (futur). À la limite, si l’on veut cerner le présent, il faudra le définir comme instant, c’est-à-dire comme simple passage, absence totale de durée. Mais alors… le temps est de nouveau insaisissable.
C’est pourquoi on représente souvent le temps sous la forme d’un mouvement, d’une flèche, la « flèche du temps », parce que le temps ressemble à un mouvement universel, auquel aucun être n’échappe. Cette représentation trouve son écho dans la science physique, et plus précisément la thermodynamique, qui nous explique que notre univers est soumis à une loi de dissémination, d’éparpillement de l’énergie, qu’on appelle « loi de l’entropie ». La flèche du temps, ce serait donc cette tendance générale de l’énergie à se dissiper. La flèche du temps serait donc une flèche nous emportant vers la destruction, vers l’immobilité, vers la mort.
L’irrévocabilité est la forme que prend l’irréversibilité dans la vie humaine. En effet, le développement de la conscience réfléchie nous rend capable de choisir, mais, à cause de l’irréversibilité du temps, chacun de mes actes s’inscrit pour toujours dans le passé. Si au contraire on pouvait voyager dans le temps, alors la responsabilité humaine serait beaucoup moins lourde à porter. En ce sens l’être humain est engagé dans son existence, et c’est ce qui explique la puissance de sentiments comme le remords ou le repentir : ils s’appuient tous sur le regret, et la conscience que le passé ne peut être rejoué.
La temporalité renvoie à tout ce que nous avons dit jusqu’ici. Mais la pensée humaine a tenté de concevoir un mode d’existence qui ne serait pas soumis à la flèche du temps, c’est l’éternité. L’éternité ce n’est pas seulement le fait de durer toujours, c’est plus profondément le fait de ne pas être pris dans la flèche du temps. Il s’agit ainsi, en réalité, d’une notion limite pour l’intelligence humaine, puisqu’elle parle d’un état qui se situe hors de ce qui constitue pour nous la base de toute notre expérience de la réalité. Nous ne pouvons pourtant pas nous empêcher d’y penser, car elle figure un état dans lequel nous serions affranchi de l’inquiétude à laquelle nous sommes voués en tant qu’êtres temporels.
C’est pourquoi il ne faut pas tout à fait confondre l’éternité et l’immortalité. La seconde, l’immortalité, définit le fait de ne pas être réduit à néant après la mort. Mais l’immortel ne s’extrait pas nécessairement hors du temps.