lettre ouverte à mes élèves et à leurs parents sur la liberté de croyance dans la République Française

Pourquoi va-t-on à l’école ? Pour deux raisons principales : d’une part pour s’instruire, et d’autre part pour apprendre à vivre ensemble. Dans une société traditionnelle où tous depuis l’enfance sont amenés à passer par les mêmes rites, les mêmes croyances, il est assez simple de vivre ensemble. L’autre y est, peu ou prou, le même. Mais dans une société comme la notre, pluriculturelle, vivre ensemble est beaucoup plus problématique, vivre ensemble ne va plus de soi.

Car moi qui suis musulman, voir dans ton journal des images dans lesquelles mon Prophète est nu et à 4 pattes, cela me choque, m’indigne, me blesse.

Car moi qui suis chrétien, voir dans ton Coran que la primauté de ton Prophète est manifestée par des Signes et des preuves très certaines alors que Jésus m’a enseigné que c’était lui l’alpha et l’oméga, cela me choque, m’indigne, me blesse.

Car moi qui suis Hindouiste, voir dans ta Bible que les polythéistes adorent non pas le divin mais le démoniaque, cela me choque, m’indigne, me blesse.

Car moi qui suis athée, voir dans ta Bible, ton Coran, que les personnes comme moi sont malfaisantes, et qu’elles subiront le pire châtiment imaginable, la damnation et la punition divine, cela me choque, m’indigne, me blesse.

Dans une société plurielle, l’image que je me fais du monde, du sens de l’existence, de Dieu, de ses envoyés, est nécessairement plurielle. L’un pense que Jésus est le Messie, l’autre pense qu’il s’agit d’un idiot rêveur. L’un pense que Mohamed est le guide que tout homme doit écouter et suivre s’il veut vivre une vie humaine vraie, juste et bonne, l’autre pense que c’est un être assoiffé de pouvoir et manipulateur, qui par son discours mensonger a finalement réussi à subjuguer toute sa communauté et en devenir le chef politique. L’un pense que Moïse a ouvert la mer en deux, l’autre que c’est un conte qui a pour but de construire le mythe d’un peuple « élu » de Dieu. L’un pense que le Pape est le grand vicaire du Christ, l’autre que c’est un dangereux imposteur. Il ne s’agit pas seulement d’opinion divergentes, il s’agit d’opinions adverses, opposées. L’idéal de l’un se trouve être aussi l’abomination de l’autre. Ma prière agenouillée devant l’Éternel devrait être le pilier de toute existence humaine. Ta prière agenouillée devant Rien est la pire aliénation qui existe. Mon refus de croire en quelque révélation que ce soit devrait être le pilier de toute existence humaine. Ton refus de croire te condamne au châtiment infernal.

Notre réalité sociale est ainsi emplie de tensions, et même, le mot n’est pas trop fort, de fractures idéologiques.

Que vaut une telle réalité sociale ? Elle vaut de l’or. Aussi surprenant que cela paraisse au premier abord, elle vaut de l’or. Ces fractures idéologiques sont le signe d’une société vivante, et vraiment humaine, puisque chacun, chaque individu, indépendamment de son origine ethnique, religieuse, a la liberté de penser ce qu’il veut à propos du sens de l’existence, la liberté de choisir telle ou telle voie idéologique, d’épouser ou de récuser tel maître à vivre et à penser.

La République dans laquelle exerçait Samuel Paty est une République où les chrétiens ont le droit d’être chrétiens, les athées de Charlie Hebdo le droit d’être athée, les musulmans le droit d’être musulmans, les raéliens le droit d’être raeliens.

Que vaut une telle réalité sociale ? Elle est dangereuse. Car l’existence de fractures idéologiques profondes qui parcourent tout le tissu social pourrait très rapidement dégénérer en affrontement armé. C’est arrivé dans l’histoire de la France, cela arrive en ce moment en Inde, au Myanmar, en  Syrie, etc… C’est à juguler ce danger, ce risque, cette pente, que s’emploie l’État Laïc Républicain. Comment ? En marquant la vie sociale d’un INTERDIT fondamental : chacun y est autorisé à s’exprimer, à défendre, par la publication (Coran, Bible, Charlie Hebdo) les idées qu’il estime être sur la voie du juste, du vrai, du bien, du beau. Mais tous ont interdiction d’en venir aux mains. Vous pouvez publier un argumentaire contre la dignité divine de tel ou tel prophète, et le résumer dans un dessin, vous avez interdiction d’exhorter à la haine contre ses fidèles. Vous pouvez ridiculiser leur foi, tant que vous le faites dans le cadre d’une publication régie par la loi. Vous pouvez publier un livre de verset dans lequel ces mêmes athées militants sont voués à la malédiction divine et à la torture de flammes éternelles, vous avez interdiction de débouler dans leur salle de rédaction avec des kalachnikovs. Vous pouvez abominer leur perversion d’infidèles, tant que vous le faites dans le cadre d’une publication régie par la loi.

Quelle loi ? Et bien c’est ici que l’État républicain est très spécifique : une loi commune dont le but est de préserver la liberté de tous. La France autorise la damnation des athées prosélytes. Oui, la République française autorise cette damnation. Ne doutons pas que cet damnation soit régulièrement rappelée dans les mosquées de France, à moins que les Imams de France ne lisent qu’une partie du Coran. Mais cet damnation est permise par la loi tant qu’elle n’est pas condamnation, et se contente d’évoquer des châtiments après la mort. De même l’État Français n’a jamais demandé qu’on retire des Églises catholiques les images d’incroyants rôtissant en enfer. L’État Républicain ne s’occupe pas de ce qui se passe après la mort. Il veut simplement donner à chacun le droit de se préparer, comme il le souhaite, à sa propre mort, en vivant la vie qu’il désire et en épousant les idéaux qui l’élèvent. L’État ne s’occupe pas du blasphème, parce que le blasphème de l’un est la vérité de l’autre.

Si nous revenons là dessus, si nous revenons sur le droit de Charlie Hebdo d’exprimer son opinion sur les religions, alors il faudra expurger Bible, Coran, et Talmud d’un certain nombre de leurs passages. Tous, nous savons tous, que là n’est pas la solution. Car cette liberté, qu’elle soit liberté de damner ou de ridiculiser (où est le pire?), tant qu’elle est symbolique, est une liberté essentielle, c’est cela la liberté d’expression. C’est profond, la liberté d’expression. Car si cela se trouve, Jésus est bien le fils unique du Père. Si ça se trouve, il n’y a d’autre Dieu qu’Allah, et Mohamed est son prophète. Si ça se trouve, le divin n’est qu’une fumée, et nous n’avons qu’une vie à vivre, celle du corps mortel.

Mais l’État Républicain ne peut se contenter d’interdire et d’autoriser, il doit aussi donner aux enfants, aux futurs adultes, la conscience précise de ce qu’est une société, ce qu’est vivre en société, ce qu’est la différence, pourquoi elle implique l’adversité. La République a donc le devoir d’instruire, c’est-à-dire d’apporter aux nouvelles générations les connaissances universelles qui seules peuvent former la terre symbolique commune de ces citoyens par ailleurs si différents. Il s’agit des sciences, bien entendu, mais il s’agit aussi de l’analyse, ici rapidement présentée, de la réalité sociale, de sa complexité, et de la nécessité, pour que la République reste République, d’accepter l’adversité idéologique. Cela implique qu’à l’avenir une plus grande place soit faite, à l’école, à côté du fait scientifique, à l’enseignement du fait religieux (athéisme compris), et plus généralement à la philosophie, c’est-à-dire à l’analyse rationnelle de la complexité de notre situation humaine. Enseigner la différence entre religion authentique et dérive fanatique, et pour cela donner à lire les textes eux mêmes.

Dis aux croyants de pardonner à ceux qui n’attendent pas les jours de Dieu, afin que Dieu rétribue chaque peuple pour ce qu’il aura accompli”.

Je ne sais si toi, dans le sein de Dieu, toi, l’athée, toi l’agnostique, toi le protestant, toi le sunnite, toi le soufi, toi le catholique, toi le juif, toi l’hindouiste, toi le bouddhiste, tu iras au paradis ou en enfer,

Mais en tant que fonctionnaire de République Française j’ai le devoir de te dire et de t’imposer ceci :

L’âme de la République existe, c’est une âme-soeur. En son sein nous sommes tous frères.

Renaud d’Abbadie

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