La complexité de notre rapport avec la réalité

(cet article est une suite de l’article « comprendre la dérive sectaire », mais peut être lu pour lui-même)

Comment un individu peut-il tomber dans la dérive sectaire au point de se couper de son environnement familial, amical, professionnel ? Au point d’aller répandre du gaz neuro-toxique dans le métro de Tokyo (attentats de la secte Aum Shihiriko) ? Au point de prendre le contrôle d’un avion et de se tuer en fonçant dans un gratte ciel pour emporter avec soi des milliers de personnes dans la mort (attentats du 11 septembre 2001) ?

L’article précédent détaillait la mécanique par laquelle se tisse l’emprise sectaire. Mais nous allons essayer ici de comprendre pourquoi l’être humain est si perméable à ce genre de délires.

 

La première clef est celle-ci : comme le dit Anil Seth, spécialiste des sciences cognitives, « nous ne percevons pas passivement le monde, nous le générons activement ».

Oui, vous avez bien lu. Vos yeux ne voient pas ce que vous voyez, et vos oreilles n’entendent pas ce que vous entendez. L’évidence apparente de votre expérience sensible est une fausse évidence. Bien sur vos yeux sont bien ouverts, et reçoivent la lumière, un foisonnement de couleurs. Bien sur vos oreilles sont bien ouvertes, et les ondes sonores qui parcourent l’air viennent bel et bien faire vibrer le tympan, et stimuler toute la mécanique complète de l’oreille interne. Oui, ce que vous entendez et voyez vous vient de l’extérieur… et pourtant non, ce n’est pas avec les yeux que l’on voit, ni avec les oreilles qu’on entend.

En fait votre vision de la réalité se construit non pas sur la rétine ou dans l’oreille, mais dans votre cerveau. Votre cerveau récupère la masse des données sensibles qui parviennent des organes externes de perception, et soumet ces données à une analyse et une synthèse complexe, tout un processus dans lequel un nouvel élément entre en jeu : le langage. Le cerveau a en mémoire un ensemble de mots, et il se sert de ces mots pour identifier dans le flux des informations sensorielles des objets.

Prenons un exemple : lorsque tu crois voir un verre là, simplement posé devant toi, en réalité tu as identifié un verre. C’est dans ton cerveau que le mot-symbole « verre » et ses caractéristiques se trouvent, et c’est ton cerveau qui a choisi d’appliquer ce mot-symbole à une partie de ton flux sensoriel pour identifier, c’est-à-dire reconnaître un verre.

Donc pour percevoir la réalité, il faut, avoir au préalable des mots, des symboles en tête. La perception ne consiste pas simplement à voir le réel tel qu’il se présente à nous, la perception consiste à se représenter le réel en synthétisant les données sensibles à l’aide des mots que nous avons en mémoire dans notre cerveau. La réalité ne se présente pas toute nue à nous, nous nous la représentons en l’habillant de nos mots.

Ainsi, lorsqu’on dit « je vois un arbre », on devrait dire « je juge que ce que mes yeux voient est un arbre ». Ce point est essentiel : percevoir, c’est juger.

Or ces mots ne sont pas naturellement en nous. Tout enfant nait à l’intérieur d’une société, d’une culture qui nous impose, à travers notre langue maternelle, une grille de lecture de la réalité, un cadre de représentation. Ainsi non seulement percevoir c’est juger, mais c’est juger à partir de mots, de concepts que nous avons reçu sans pouvoir les interroger. Donc, percevoir, c’est bien souvent préjuger.

Platon a été un des premiers esprits humains à comprendre à quel point nous vivons à l’intérieur de préjugés que nous prenons pour le réel lui-même. Nous tenons pour vrais les cadres de représentation avec lesquels nous avons grandi.

Du fait de cette situation, il n’est pas étonnant qu’un individu humain soit si vulnérable à la dérive sectaire. Tout individu humain est doublement faible dans son rapport à la réalité

– tout d’abord il ne voit pas la réalité telle qu’elle est mais telle qu’il se la représente en fonction de ses croyances, de ses valeurs, de ses opinions culturelles.

– mais en plus il n’a pas conscience de cela, de sorte qu’il tient pour vrai, pour ferme et assuré toutes ces représentations qu’il a en tête et qu’il prend pour des vérités.

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